5

Il faisait sombre dans la cathédrale. Si sombre que les couleurs vives peintes sur les piliers et les murs s’étaient fondues dans le noir. La seule lueur visible provenait des cierges allumés sur les autels latéraux et derrière la grille du chœur où vacillaient les flammes, éclairant les moines en robe noire qui chantaient. Leurs voix tissaient une atmosphère envoûtante dans la pénombre, s’entremêlaient, montaient et redescendaient, jouant une musique qui eût mouillé les yeux de Thomas s’il avait encore eu des larmes à verser. Libera me, Domine, de morte aeterna, psalmodiaient les moines au milieu de la fumée des cierges qui s’élevait jusqu’au faîte de la cathédrale. Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle. Sur les dalles du chœur se trouvait le cercueil ouvert dans lequel reposait le frère Hugh Collimore, les mains croisées sur sa tunique et les yeux clos. À l’insu du prieur, une pièce de monnaie païenne avait été placée sous sa langue par l’un des moines, de crainte que le diable n’emporte l’âme de Collimore si le convoyeur qui faisait traverser la rivière vers l’au-delà aux âmes des défunts n’était pas payé.

Requiem aeternam dona eis, Domine, chantaient les moines, demandant au Seigneur de donner au frère Collimore le repos éternel. Pendant ce temps, dans la ville bâtie en contrebas de la cathédrale, dans les petites maisons accrochées au flanc du rocher, on pleurait les hommes de Durham qui avaient laissé leur vie dans la bataille. Mais ces pleurs n’étaient rien comparés aux larmes qui seraient versées lorsque la nouvelle du désastre parviendrait en Écosse. Le roi avait été fait prisonnier, ainsi que sir William Douglas et les comtes de Fife, de Menteith, de Wigtown ; le comte de Moray avait péri, tout comme le Constable d’Écosse, le maréchal et le chambellan du roi. Ils avaient tous été massacrés, et leurs cadavres avaient été dénudés et couverts de moqueries par leurs ennemis. Ils étaient entourés de centaines de compagnons dont la chair blanche, réduite en charpie, servait à présent de régal aux renards et aux loups, aux chiens et aux corbeaux. Les étendards écossais maculés de sang garnissaient le maître-autel de la cathédrale de Durham et les rescapés de la grande armée de David, en fuite, étaient pourchassés par les Anglais ivres de revanche, partis ravager et piller les plaines basses, reprendre ce qu’on leur avait volé et se servir. Et lux perpetua luceat eis, psalmodiaient les moines, priant pour que la lumière éternelle éclaire le moine trépassé, tandis que, sur la crête, les autres morts gisaient dans les ténèbres traversées par le vol des chouettes blanches.

— Vous devez me faire confiance, chuinta le prieur, au fond de la cathédrale.

Des quantités de petites flammes vacillaient sur les autels latéraux où des prêtres, dont beaucoup étaient des réfugiés des villages voisins saccagés par les Écossais, disaient des messes pour les défunts. Le latin de ces prêtres ruraux, souvent exécrable, était une source d’amusement pour le clergé de la cathédrale et pour le prieur assis à côté de Thomas sur un banc de pierre.

— Je suis votre supérieur en Jésus, insista le prieur qui, devant le mutisme de son jeune compagnon, fut saisi soudain d’une sainte colère. Le roi en personne vous l’a ordonné ! C’est ce que dit la lettre de l’évêque ! Aussi dites-moi ce que vous recherchez.

— Je veux qu’on me rende ma femme ! répondit Thomas.

Il se réjouissait de l’obscurité régnant dans l’édifice, car elle cachait ses yeux rougis.

Eléonore était morte, le père Hobbe était mort, et le frère Collimore était mort. Tous trois avaient été poignardés, et nul ne savait par qui, même si un moine avait parlé d’un homme de complexion sombre, un valet qui était venu avec le prêtre étranger. Thomas se souvint du messager qu’il avait vu à l’aube. Eléonore était encore vivante, à l’aube, et ils ne s’étaient pas encore querellés, et maintenant, elle était morte et c’était de sa faute. Sa faute. Le chagrin prit le dessus, le submergea, et sa plainte monta en enflant dans la nef de la cathédrale.

— Taisez-vous ! lui intima le prieur, choqué par le bruit.

— Je l’aimais !

— Il y a d’autres femmes, il y en a des centaines ! (Dégoûté, le saint homme fit le signe de croix.) Quelle est la mission que vous avez reçue du roi ? Que devez-vous trouver ? Je vous ordonne de me le dire.

— Elle était enceinte, dit Thomas, les yeux fixés sur la haute voûte, et je devais l’épouser.

Son âme était aussi vide et sombre que l’espace qui s’élevait au-dessus de lui.

— Je vous ordonne de me le dire ! s’emporta le prieur. Au nom de Dieu, je vous l’ordonne !

— Si le roi désire que vous sachiez ce que je cherche, répondit le jeune homme en français, quoique le moine eût utilisé l’anglais, le roi se fera un plaisir de vous le dire.

Le prieur dirigea sur le chœur un regard furieux. La langue française, langue des aristocrates, l’avait réduit au silence. Perplexe, il se demanda qui était cet archer.

Deux hommes d’armes s’avancèrent sur les dalles en faisant crisser légèrement leurs cottes de mailles, désireux d’aller remercier saint Cuthbert de leur avoir permis de survivre. Le gros de l’armée anglaise était en route vers le nord. Après avoir pris un repos de quelques heures, elle s’était lancée à la poursuite de l’ennemi défait ; mais quelques chevaliers et hommes d’armes étaient entrés dans la ville où ils gardaient les prisonniers de prix qui avaient été placés dans la résidence de l’évêque, au château.

Le prieur se dit que, finalement, le trésor que recherchait Thomas de Hookton n’était plus si important. Après tout, un roi avait été capturé avec la moitié des comtes d’Écosse et leurs rançons mettraient leur maudit pays sur la paille. Cependant, il ne pouvait chasser de son esprit le mot thésaurus. Un trésor… et l’Église avait besoin d’or.

Il se leva.

— Vous oubliez que vous êtes mon hôte, dit-il froidement.

— Je ne l’oublie pas, rétorqua Thomas.

Les moines lui avaient attribué un coin dans les quartiers réservés aux hôtes, ou plutôt dans leurs écuries, car il y avait des hommes plus importants à loger dans les chambres mieux chauffées.

— Non, je ne l’oublie pas, répéta-t-il d’un ton las.

Le prieur leva la tête et ses yeux se perdirent dans les hauteurs sombres du plafond.

— Peut-être, insinua-t-il, peut-être en savez-vous plus long sur le meurtrier de frère Collimore que vous ne le prétendez ?

Thomas s’abstint de répondre. Les paroles du religieux n’avaient aucun sens, et ce dernier le savait, car ils s’étaient trouvés ensemble sur le champ de bataille lorsque le vieux moine avait été assassiné, et la douleur qu’il éprouvait de la perte d’Eléonore n’était pas feinte. Mais le prieur était en colère, et déçu, et il parlait sans réfléchir. C’était là l’effet que produisait sur les gens la perspective d’un trésor ; c’était connu.

— Vous resterez à Durham, ordonna le prieur, jusqu’à ce que je vous donne la permission de partir. J’ai donné des instructions pour que votre cheval soit maintenu à l’intérieur de mes écuries. Vous me comprenez ?

— Je vous comprends, répondit le jeune archer.

Il suivit des yeux le religieux qui s’éloignait. Des hommes d’armes entraient dans la cathédrale en faisant cliqueter leurs lourdes épées contre les piliers et les tombes. Dans l’ombre, derrière l’un des autels latéraux, l’Épouvantail, Beggar et Dickon surveillaient Thomas. Ils le suivaient depuis la fin de la bataille. Sir Geoffrey portait à présent une cotte de mailles élégante dont il avait dépouillé le cadavre d’un Écossais. Il s’était interrogé pour savoir s’il se joindrait à la curée, mais s’était contenté de dépêcher un sergent et une demi-douzaine d’hommes avec ordre de s’emparer de tout ce qui leur tomberait sous la main lorsque le pillage commencerait en Écosse. Car il était prêt à parier que si le trésor de Thomas avait éveillé l’intérêt d’un roi, il était intéressant en soi. Aussi avait-il décidé de suivre l’archer.

Thomas, inconscient de tout cela, s’inclina, les yeux clos. Il se dit que jamais plus il ne serait le même. Les muscles de son dos et de ses bras, mis à rude épreuve par le tir tout le jour durant, étaient en feu, tandis que les doigts de sa main droite avaient été mis à vif par la corde. Lorsqu’il fermait les yeux, une image revenait sans cesse. C’était celle des Écossais se ruant sur lui, soulignée par la ligne sombre de son arc et par le blanc des plumes de ses flèches qui s’envolaient au loin. Puis cette image s’évanouissait et il voyait Eléonore se tordant sous le couteau qui la torturait. Ils l’avaient fait parler. Que savait-elle ? Que Thomas doutait de l’existence du Graal, qu’il s’était mis à sa quête contre son gré, que son seul désir était d’être chef d’une compagnie d’archers, et qu’il avait laissé sa femme et son ami marcher à leur mort.

Une main l’effleura derrière la tête. Thomas faillit se jeter de côté, s’attendant au pire, à une lame, peut-être, mais une voix parla et c’était celle de lord Outhwaite.

— Sortez avec moi, jeune homme, lui demanda-t-il, quelque part où l’Épouvantail ne pourra pas nous espionner.

Il avait prononcé cette phrase à haute voix et en anglais. Il baissa ensuite le ton et poursuivit en français.

— Je vous cherchais, dit-il en effleurant le bras du jeune archer dans un geste de sympathie. On m’a dit ce qui s’était passé pour votre maîtresse, c’est fort triste. C’était un beau brin de fille.

— Oui, Monseigneur.

— Sa voix laissait entendre qu’elle était bien née. Je ne doute point que sa famille vous aidera à exercer votre revanche ?

— Son père a un titre, Monseigneur, mais c’était une bâtarde.

— Ah ! fit lord Outhwaite, qui avançait clopin-clopant en s’aidant de la lance qu’il avait portée durant presque tout le jour. Dans ce cas, il ne vous aidera point, hein ? Mais vous pourrez le faire tout seul. Vous m’en paraissez capable.

Sa Seigneurie avait entraîné Thomas à l’extérieur. La nuit était fraîche. Une haute lune jouait à cache-cache avec les nuages frangés d’argent, tandis que sur la crête, à l’ouest, de grands feux crépitaient, posant un voile de fumée teintée de rouge sur la ville. Les flammes éclairaient le champ de bataille pour les bonnes gens de Durham partis à la recherche des morts afin de les détrousser et de poignarder les Écossais blessés, ce qui en faisait des morts bons à détrousser eux aussi.

— Je suis trop vieux pour participer à une poursuite, déplora lord Outhwaite tout en observant l’horizon rougeoyant, trop vieux et trop raide aux jointures. C’est bon pour les jeunes gens bien verts. Ils vont les pourchasser tout du long jusqu’à Edimbourg. Avez-vous déjà vu le château d’Edimbourg ?

— Non, Monseigneur, répondit Thomas sans conviction, car peu lui importait d’avoir vu ou non Edimbourg et son château.

— Oh, il est beau, très beau ! s’exclama le vieux lord avec enthousiasme. Sir William Douglas nous l’a pris. Il a fait passer clandestinement des hommes à lui dans des tonneaux. De grands et gros tonneaux. Un homme intelligent, hein ? Et maintenant, il est mon prisonnier !

Lord Outhwaite scruta le château comme s’il s’attendait à voir sir Douglas et les autres prisonniers de haute naissance dégringoler des remparts. Deux flambeaux plantés dans des torchères de métal éclairaient l’entrée où une douzaine d’hommes d’armes montaient la garde.

— Un fripon, notre William, un fripon. Pourquoi l’Épouvantail vous suit-il ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, Monseigneur.

— Je crois que si.

Sa Seigneurie se reposa contre un tas de pierres. Les abords de la cathédrale étaient encombrés de pierres et de bois, car les ouvriers étaient en train de réparer l’un des clochers.

— Il sait que vous êtes à la recherche d’un trésor, aussi le recherche-t-il aussi.

Cette fois, Thomas dressa l’oreille. Il dévisagea attentivement son interlocuteur, puis examina les alentours de l’édifice. Sir Geoffrey et ses deux sbires étaient sortis, mais sans s’aventurer plus loin que la porte, de crainte de déplaire à Sa Seigneurie.

— Comment pourrait-il le savoir ? demanda-t-il.

— Comment pourrait-il ne pas le savoir ? rectifia lord Outhwaite. Les moines l’ont appris, et cela, c’est comme si vous aviez demandé à un héraut de l’annoncer à son de trompette. Les moines sont bavards comme les femmes du marché ! Par conséquent, l’Épouvantail sait que vous êtes peut-être à la source d’une grande richesse et il veut s’emparer de cette richesse. Quel est ce trésor ?

— C’est juste un trésor, Monseigneur, bien que je doute qu’il ait une grande valeur en soi.

Lord Outhwaite sourit. Il garda le silence pendant quelques instants, se contentant de regarder sans la voir la rivière plongée dans l’obscurité. Puis il reprit :

— Vous m’avez dit, n’est-ce pas, que le roi vous avait dépêché en compagnie d’un chevalier et d’un chapelain de la maison royale ?

— Oui, Monseigneur.

— Et ils sont tombés malades à Londres ?

— Oui, c’est vrai.

— Un lieu malsain. J’y suis allé par deux fois, et deux fois, c’est plus qu’assez ! Nocif ! Mes cochons sont logés à meilleure enseigne ! Mais un chapelain royal, hein ? Sans doute est-ce un garçon intelligent, pas un curé de campagne, hein ? Pas un vilain quelconque qui sait prononcer une phrase ou deux en latin, mais un personnage plein d’avenir, un garçon qui sera évêque avant longtemps s’il survit à sa fièvre. Alors pourquoi le roi enverrait-il un tel personnage ?

— C’est à lui qu’il faut le demander, Monseigneur.

— Un chapelain royal, rien de moins… poursuivit lord Outhwaite comme si Thomas était resté muet.

Il se tut. Quelques étoiles se montrèrent çà et là entre les nuages. Il leva la tête vers elles, puis soupira.

— Un jour, reprit-il, il y a longtemps, en Flandre, j’ai eu la chance de voir une fiole de cristal contenant du sang de Notre-Seigneur, et ce sang se liquéfiait en réponse à la prière ! Il y a une autre fiole dans le Gloucestershire, m’a-t-on dit, mais je ne l’ai point vue. Une autre fois, j’ai caressé la barbe de saint Jérôme à Nantes. J’ai eu entre les doigts un poil de la queue de l’ânesse de Balaam. J’ai baisé une plume de l’aile de saint Gabriel et j’ai brandi le véritable os de mâchoire avec lequel Samson trucida des Philistins à foison ! J’ai vu une sandale de saint Paul, un ongle de Marie Madeleine et six fragments de la Vraie Croix, dont l’un portait une tache de sang, exactement le même que celui que j’ai vu en Flandre. J’ai entrevu les arêtes des poissons avec lesquels Notre-Seigneur a nourri les cinq mille hommes, j’ai senti le tranchant de l’une des pointes de flèche qui ont transpercé saint Sébastien et j’ai respiré une feuille du pommier du jardin d’Eden. Dans ma propre chapelle, jeune homme, j’ai un morceau de l’articulation de saint Thomas et une charnière de la boîte qui contenait l’encens offert à l’Enfant Jésus. Cette charnière m’a coûté moult espèces sonnantes et trébuchantes. Donc dites-moi, Thomas, quelle est la relique qui pourrait être plus précieuse que toutes celles que j’ai vues et toutes celles que j’espère voir encore dans les prestigieuses églises de la chrétienté ?

Thomas ne répondit pas. Les yeux tournés vers les feux qui illuminaient la crête où gisaient tant de morts, il pensa à Eléonore. Était-elle déjà au ciel ? Ou était-elle condamnée à passer des milliers d’années au purgatoire ? Cette perspective lui rappela qu’il devait faire dire des messes pour le repos de son âme.

— Vous ne dites rien, observa lord Outhwaite. Mais dites-moi, jeune homme, croyez-vous que je possède réellement une charnière de la boîte d’encens du Christ enfantelet ?

— Je ne sais pas, Monseigneur.

— Il m’arrive d’en douter, avoua le vieux lord avec simplicité, mais ma femme a la foi. Et c’est ce qui compte : la foi. Celui qui croit qu’un objet possède le pouvoir de Dieu voit ce pouvoir s’exercer pour lui-même.

Il redressa sa tête chenue, narines au vent, comme flairant l’obscurité pour sentir la présence de ses ennemis.

— Je crois que vous êtes à la recherche d’une chose contenant le pouvoir de Dieu, une grande chose, et je crois que le diable essaie de vous en empêcher, poursuivit-il. C’est Satan en personne qui fait agir ses créatures pour vous contrarier. (Lord Outhwaite tourna un visage inquiet vers son jeune interlocuteur.) Cet étrange prêtre et son ténébreux valet sont les suppôts de Satan, et sir Geoffrey pareillement ! Cet être est un diable, si jamais diable il devait y avoir !

Il jeta un coup d’œil sur le parvis de la cathédrale où s’étaient dissimulés l’Épouvantail et ses deux hommes de main, tandis qu’une procession de moines encapuchonnés débouchait dans l’obscurité de la nuit.

— Les œuvres de Satan sont maléfiques, reprit-il, et vous devez les combattre. Avez-vous de quoi payer ?

Après son discours sur le diable, la trivialité de cette dernière question surprit Thomas.

— De quoi payer, Monseigneur ?

— Si le diable se bat contre vous, jeune homme, je veux venir à votre aide et peu de choses en ce bas monde sont plus efficaces que l’or. Vous avez une quête à mener à bien, vous avez des voyages à entreprendre et il vous faudra pouvoir payer tout cela. Alors, pouvez-vous le faire ?

— Non, Monseigneur, répondit Thomas.

— Dans ce cas, permettez-moi de vous aider, dit lord Outhwaite en déposant un sac de pièces d’or sur le tas de pierres. Et vous allez bien emmener un compagnon dans votre entreprise ?

— Un compagnon ? répéta Thomas, de plus en plus perplexe.

— Pas moi ! Pas moi ! Je suis bien trop vieux ! gloussa le brave lord. Non, mais j’avoue que j’aime beaucoup Willie Douglas. Le prêtre qui, je le crois, a tué votre femme, a aussi tué le neveu de Douglas, et Douglas crie vengeance. Il demande, non, il supplie que le frère du défunt soit autorisé à voyager avec vous.

— Il est prisonnier également, je présume ?

— Oui, je le crains, mais le jeune Robbie n’a aucune valeur marchande. Je suppose qu’il me rapportera quelques livres, mais rien de comparable à la fortune que je compte extorquer à son oncle. Non, je préfère que Robbie voyage avec vous. Il veut retrouver le prêtre et son valet, et je crois qu’il vous sera utile.

Lord Outhwaite se tut. Devant le silence de Thomas, il insista :

— C’est un bon jeune homme, Robbie. Je le connais, il me plaît, et il est capable. C’est un bon soldat aussi, m’a-t-on dit.

Thomas haussa les épaules. Après tout, la moitié de l’Écosse pouvait bien voyager avec lui, il n’en avait cure.

— Il peut venir avec moi, Monseigneur, à condition que j’aie la permission, dit-il.

— Que voulez-vous dire ? La permission ?

— Je n’ai pas la permission de voyager, expliqua le jeune archer d’un ton amer. Le prieur m’a défendu de quitter la ville et il a pris mon cheval.

Thomas avait retrouvé son cheval, amené à Durham par le père Hobbe, attaché à la porte du monastère.

Lord Outhwaite éclata de rire.

— Et vous allez obéir au prieur ?

— Je ne peux me permettre de perdre un bon cheval, Monseigneur.

— Des chevaux, j’en ai, répliqua lord Outhwaite, balayant l’objection, y compris deux bons chevaux écossais que j’ai pris aujourd’hui. Demain, à l’aube, les messagers de l’archevêque vont chevaucher vers le sud pour annoncer la bonne nouvelle de cette journée à Londres et trois de mes hommes les accompagneront. Je propose que vous vous joigniez à eux avec Robbie. Cela vous permettra d’arriver sains et saufs à Londres. Et ensuite ? Où irez-vous ensuite ?

— Je vais rentrer chez moi, Monseigneur, à Hookton, le village où vivait mon père.

— Ce prêtre meurtrier s’attend-il à vous voir partir là-bas ?

— Je ne sais pas.

— Il va se lancer à votre recherche. Il a sans nul doute envisagé de vous attendre ici, mais c’était trop dangereux. Mais il veut savoir ce que vous savez, Thomas, et il va vous tourmenter pour arriver à ses fins. De même que sir Geoffrey. Ce damné Épouvantail ferait n’importe quoi pour l’or, mais je soupçonne le prêtre d’être plus dangereux encore.

— Donc, il me faut garder les yeux ouverts, et mes flèches aiguisées ?

— Je serais plus astucieux, conseilla le vieux lord. J’ai toujours pensé que lorsqu’on était traqué par quelqu’un, mieux valait choisir soi-même l’endroit où on vous retrouvera. Ne prêtez pas le flanc à l’embuscade, au contraire, soyez prêt vous-même à le prendre au piège.

Thomas reconnut la sagesse du conseil, mais cela ne l’empêcha pas de nourrir quelques doutes.

— Et comment sauront-ils où je vais ? objecta-t-il.

— C’est moi qui le leur dirai, répondit lord Outhwaite, ou plutôt, lorsque le prieur se plaindra que vous lui ayez faussé compagnie, je l’en informerai, et ses moines le répéteront à qui voudra l’entendre. Les moines sont des créatures très bavardes. Dites-moi, où voudriez-vous rencontrer vos ennemis, jeune homme ? Chez vous ?

— Non, Monseigneur, répondit hâtivement Thomas.

Puis il réfléchit quelques instants et proposa :

— À La Roche-Derrien.

— En Bretagne ? s’étonna le bon lord. Ce que vous cherchez se trouve en Bretagne ?

— Je ne sais où cela se trouve, Monseigneur, mais j’ai des amis en Bretagne.

— Ah ! Fort bien. Je souhaite que vous voyiez en moi aussi un ami, dit lord Outhwaite.

Poussant la bourse bien garnie vers son jeune protégé :

— Prenez-la, ajouta-t-il.

— Je vous rembourserai, Monseigneur.

— Vous me rembourserez en m’apportant le trésor et en me laissant le toucher juste une fois avant qu’il soit remis au roi.

Le vieillard se leva et, jetant un coup d’œil vers la cathédrale où les guettait sir Geoffrey, il reprit :

— Je crois qu’il vaut mieux que vous couchiez au château ce soir. J’ai des hommes là-bas qui pourront tenir ce satané Épouvantail en respect. Venez.

Sir Geoffrey suivit des yeux les deux hommes qui s’éloignaient. Il ne pouvait assaillir Thomas tant que lord Outhwaite était avec lui, car celui-ci était trop puissant. Mais le pouvoir venait de l’or, et il semblait qu’un trésor attendît quelque part dans le monde d’être découvert, un trésor qui intéressait le roi et qui, maintenant, intéressait lord Outhwaite.

L’enfer et le diable pouvaient bien s’opposer à lui, l’Épouvantail avait l’intention d’être le premier à mettre la main dessus.

Thomas n’allait pas à La Roche-Derrien. Il avait menti en désignant cette ville, parce qu’il la connaissait et parce que peu lui importait que ses poursuivants s’y rendent. Lui, il serait ailleurs. Il se rendrait à Hookton pour vérifier si son père avait caché le Graal là-bas et ensuite, car il ne s’attendait pas à l’y trouver, il ferait voile vers la France. En effet, c’était là-bas que l’armée anglaise assiégeait Calais. C’était là-bas que se trouvaient ses amis, et qu’un archer pourrait trouver à s’employer dignement. Les hommes de Will Skeat faisaient partie des assiégeants et ils avaient exprimé le désir qu’il devienne leur chef. Il se savait capable d’assumer cette tâche. Il serait à la tête de sa propre troupe, aussi craint que Will Skeat.

Il songeait à tout cela en chevauchant vers le sud, même s’il ne songeait pas tout le temps, même si ses idées n’étaient pas bien en place. Il était trop obsédé par la mort d’Eléonore et du père Hobbe, torturé par le souvenir de son dernier regard à sa compagne, et cette image lui faisait voir le pays qu’il traversait déformé par un rideau de larmes.

Thomas était censé chevaucher vers le sud avec les hommes porteurs de la nouvelle de la victoire anglaise à Londres, mais il ne dépassa pas York. Il avait prévu de quitter cette ville à l’aube, mais à l’aube, Robbie Douglas avait disparu. Le cheval de l’Écossais se trouvait toujours dans les écuries de l’archevêché et ses bagages gisaient dans la cour, là où il les avait posés, mais Robbie brillait par son absence. Pendant quelques instants, Thomas fut tenté de poursuivre sa route sans lui, mais un vague sens du devoir le poussa à rester. À moins que ce ne fût parce qu’il ne tenait pas beaucoup à la compagnie des hommes d’armes avec leur mine triomphante. Toujours est-il qu’il choisit de partir à la recherche du compagnon qui lui avait été attribué.

Il retrouva celui-ci à la cathédrale, le nez levé vers les rondes-bosses dorées du plafond.

— Nous sommes censés partir vers le sud, l’apostropha-t-il.

— Oui-da, répondit Robbie d’un ton bref sans s’occuper autrement de son interlocuteur.

Thomas attendit. Au bout d’un moment, il reprit :

— J’ai dit : nous sommes censés partir vers le sud.

— C’est vrai, acquiesça Robbie, et je ne t’arrête point.

Il leva un bras magnanime :

— Tu peux partir !

— Tu renonces à poursuivre Taillebourg ? demanda Thomas, à qui l’Écossais avait dévoilé le nom du prêtre.

— Non, répondit Robbie sans quitter des yeux le magnifique décor du transept. Je le retrouverai et je le grallocherai, ce bâtard.

Thomas ignorait ce que signifiait grallocher, mais il soupçonnait que ce mot ne signifiait rien de bon pour Taillebourg.

— Par tous les diables, tu peux me dire ce que tu fais ici ?

Robbie fonça les sourcils. Il avait une tignasse de cheveux bruns bouclés et une face sans aspérité qui, au premier regard, donnait à ses traits un aspect enfantin. Mais avec une attention plus profonde, on décelait la ligne volontaire de sa mâchoire et la dureté de ses yeux. Ces yeux, il finit par les tourner vers son interlocuteur.

— Ce que je ne peux supporter, dit-il, ce sont ces damnés drôles ! Ces gueux !

Thomas mit quelques secondes à comprendre qu’il faisait allusion aux hommes d’armes qui les avaient accompagnés durant leur chevauchée de Durham à York, ceux-là même qui se trouvaient à deux heures de là, sur la route de Londres.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

— Tu les as entendus hier soir ? Oui ?

L’indignation bruyante de Robbie attira l’attention de deux hommes juchés sur un haut tréteau, qui peignaient la Distribution des pains sur le mur de la nef.

— Et le soir d’avant ? s’échauffa l’Écossais.

— Ils avaient bu, fit remarquer Thomas, et nous aussi.

— Tous à raconter comme ils se sont bien battus ! À les entendre, ces étrons, on croirait que nous avons pris la fuite !

— C’est pourtant vrai.

Robbie n’entendit pas.

— On croirait que nous ne nous sommes pas battus du tout ! Des vantards, c’est tout ce qu’ils sont, et nous, nous avons presque gagné. Tu m’entends ? (Il enfonça un doigt agressif dans la poitrine de Thomas.) Par les cornes du diable, nous avons presque gagné, et ces crapules nous font passer pour des couards !

— Vous avez perdu ! insista Thomas.

Robbie le regarda fixement comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.

— Nous vous avons fait reculer presque jusqu’à Londres, ventredieu ! brailla-t-il. Ventre à terre, vous avez couru ! Vous pissiez dans vos chausses ! Nous avons presque gagné, oui, et ces misérables gredins qui se vantent comme des coqs ! Un ramassis de vantards ! Dieu sait ce qui m’a retenu de faire de la dentelle avec leurs tripes !

À présent, sa diatribe était suivie par une petite foule médusée. Deux pèlerins qui avançaient à genoux jusqu’au reliquaire exposé derrière le maître-autel furent coupés net dans leur pieux élan et le dévisagèrent, bouche bée. Un prêtre fronçait nerveusement les sourcils, tandis qu’un enfant qui suçait son pouce ouvrait de grands yeux sur l’homme à la tignasse brune qui criait si fort.

— Tu m’entends ? beugla Robbie. Nous avons presque gagné !

Thomas s’éloigna.

— Où vas-tu ? s’inquiéta Robbie.

— Vers le sud, répondit brièvement le jeune archer.

Il comprenait son courroux. Les messagers de la victoire n’avaient pu résister à la tentation d’enjoliver le récit de la bataille au sein des châteaux et monastères qui les hébergeaient. Dans leur bouche, la bataille acharnée et l’impitoyable carnage s’étaient transformés en une victoire aisément remportée. Il n’était pas étonnant que Robbie se sente offensé.

Mais Thomas n’avait que peu de compassion pour lui. Il se retourna d’un mouvement brusque et lui jeta :

— Vous auriez dû rester chez vous.

Robbie cracha pour signifier son dégoût, puis s’aperçut de la présence de son auditoire.

— Nous vous avons fait fuir en courant ! lui décocha-t-il une dernière fois avec véhémence.

Puis il se dépêcha d’aller rejoindre Thomas. Il sourit, et un charme soudain transforma l’expression de son visage.

— Je ne voulais pas crier après toi, dit-il, j’étais en colère, c’est tout.

— Moi aussi, répondit Thomas.

Mais sa colère était dirigée contre lui-même, une colère mélangée d’une culpabilité et d’un chagrin qui ne le quittaient pas.

 

Ils prenaient la route par des matins chargés de rosée, traversant les brumes automnales, se courbant sous la pluie qui les cinglait, et, à chaque pas, Thomas pensait à Eléonore. Lord Outhwaite avait promis de lui donner une sépulture et de faire dire des messes pour le repos de son âme, et parfois, Thomas avait envie de partager sa tombe.

— Dis-moi, pourquoi Taillebourg est-il à ta poursuite ? s’enquit Robbie le jour où ils quittèrent York.

Ils s’entretenaient en anglais car, bien que le jeune homme appartînt à la noble maison de Douglas, il ne parlait pas français.

Thomas ne répondit pas tout de suite. Ce n’est qu’au moment où Robbie renonçait à recevoir une réponse qu’il émit un grognement de dérision.

— Parce que ce bâtard est persuadé que mon père a possédé le Graal, dit-il.

— Le Graal ! souffla Robbie en se signant. J’ai ouï dire qu’il était en Écosse.

— En Écosse ? s’étonna Thomas. Je sais que Gênes prétend l’avoir, mais l’Écosse ?

— Et pourquoi pas ? s’insurgea le jeune Écossais. Remarque, j’ai ouï dire qu’il y en avait un aussi en Espagne.

— En Espagne ?

— Et si les Espagnols en ont un, poursuivit Robbie, alors les Français voudront en avoir un aussi. Et sans doute les Portugais aussi.

Avec un haussement d’épaules, il revint à Thomas :

— Donc, ton père en avait un autre ?

Le jeune archer ne sut que répondre. Son père était imprévisible, fou, brillant, difficile et tourmenté. C’était un grand pécheur et un grand saint tout ensemble. Le père Ralph se gaussait de la superstition ambiante, il raillait les os de porc vendus par les marchands d’indulgences qui les faisaient passer pour des reliques de saints, mais il avait suspendu une vieille lance noircie et tordue aux poutres de son église en prétendant que c’était la lance de saint Georges. Jamais il n’avait fait allusion au Graal devant son fils, mais depuis sa mort, Thomas avait appris que l’histoire de sa famille était mêlée à celle du Graal.

Finalement il choisit de dire la vérité à son compagnon :

— Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas.

Robbie se pencha pour éviter une branche qui poussait en travers de la route.

— Tu veux dire que c’est le véritable Graal ?

— S’il existe, répondit Thomas, se demandant une fois de plus si c’était possible.

Il le supposait, tout en espérant le contraire. Mais il avait été investi de la mission de le trouver. Il rechercherait donc l’ami de son père et lui poserait des questions, et lorsqu’il aurait reçu la réponse qu’il attendait, il retournerait en France pour rejoindre les archers de Skeat. Will Skeat lui-même, son ancien commandant et ami, était retenu à Caen depuis sa blessure, et Thomas ne savait s’il était toujours vivant ou non, et, si oui, s’il était capable de parler ou de comprendre, ou même de marcher. Il pourrait l’apprendre en envoyant une missive à sir Guillaume d’Evecque, le père d’Eléonore. Peut-être Will obtiendrait-il un sauf-conduit en échange de la libération de quelque noble français de peu d’importance.

Thomas se promettait de rembourser lord Outhwaite avec le produit du butin qu’il prendrait à l’ennemi. Ensuite, il pourrait trouver une consolation dans son métier d’archer, en tuant les ennemis du roi… Peut-être Taillebourg parviendrait-il à le retrouver, mais ce serait pour que lui, Thomas, l’écrase comme on écrase un rat. Quant à Robbie… Thomas avait décidé que cet Écossais lui plaisait, mais peu lui importait qu’il restât ou s’en allât.

La seule chose qu’avait comprise Robbie, c’était que Taillebourg était à la recherche de Thomas. Donc, il resterait à ses côtés tant qu’il n’aurait pas fait passer ce dominicain de vie à trépas. Il n’avait d’autre ambition que celle de venger son frère : c’était un devoir de famille.

— Tu touches à un Douglas, expliqua-t-il à Thomas, et tu te fais étriper. Tu te fais écorcher vif. C’est la vengeance du sang, tu comprends ?

— Même si le meurtrier est un prêtre ?

— C’est soit lui, soit son valet, répliqua Robbie, et le valet obéit au maître. D’une façon ou d’une autre, le prêtre est responsable, donc il meurt. Je vais lui trancher la gorge, à ce scélérat.

Il chevaucha quelques instants en silence, puis il sourit.

— Et après, j’irai en enfer, mais au moins, là-bas, je retrouverai tous les Douglas qui tiennent compagnie au diable, et il ne doit pas en manquer !

Il s’esclaffa.

Ils mirent dix jours pour atteindre Londres. En découvrant la ville, Robbie simula l’indifférence, comme si l’Écosse regorgeait de cités semblables au creux de la moindre de ses vallées, mais, au bout d’un moment, il renonça à cacher ses sentiments et contempla, bouche bée, les grands édifices, les rues encombrées et les étals de marchands serrés les uns contre les autres.

Thomas puisa dans la bourse de lord Outhwaite pour trouver un toit dans une taverne située non loin des murs de la ville, à côté de l’étang de Smithfield et près d’une étendue d’herbe où plus de trois cents vendeurs exposaient leurs marchandises.

— Et ce n’est même pas jour de marché ? s’étonna Robbie, avant de le tirer par la manche. Regarde !

Un jongleur était en train de lancer en l’air une demi-douzaine de balles. Il n’y avait là rien d’inhabituel, car cela se rencontrait dans toutes les foires, mais cet homme se tenait sur deux épées qu’il utilisait comme des échasses, en posant ses pieds nus sur les pointes des épées.

— Comment fait-il ? s’interrogea Robbie, ébaubi. Et regarde par là !

Un ours dansait en soufflant dans une flûte, juste sous le gibet où étaient pendus deux cadavres. C’était l’endroit où l’on amenait les criminels de Londres afin de les expédier en enfer sans cérémonie. Les deux corps étaient entortillés dans des chaînes qui maintenaient les chairs pourrissantes autour des os. La puanteur des cadavres en décomposition se mélangeait avec l’odeur de la fumée et les effluves nauséabonds émis par le bétail effrayé que l’on négociait.

Le marché s’étendait des murs de la ville au prieuré de saint Barthélémy, où Thomas paya un prêtre afin qu’il dise des messes pour les âmes d’Eléonore et du père Hobbe.

Thomas se conduisait comme s’il avait ses habitudes dans la ville, alors qu’il n’en était rien. Il avait choisi la taverne de Smithfield pour la simple raison que son enseigne représentait deux flèches entrecroisées. N’en étant qu’à son deuxième séjour à Londres, il n’était pas moins impressionné, perdu, ébloui et surpris que Robbie.

Ils parcoururent les rues en s’arrêtant, ébahis, devant les églises et les maisons des nobles, et Thomas utilisa la bourse de lord Outhwaite pour faire l’acquisition de bottes, de chausses en peau de veau, d’une veste en cuir de bœuf et d’une cape en laine de belle qualité. Il fut tenté d’acheter un beau rasoir français présenté dans une boîte d’ivoire, mais, ne connaissant pas la valeur de l’objet, il craignit d’être trompé. Il se consola en se promettant d’en voler un sur le cadavre d’un Français lorsqu’il serait à Calais.

Il paya donc un barbier qui le rasa de près et, vêtu de neuf, dépensa le prix du rasoir avec l’une des femmes de la taverne. Mais il se retrouva ensuite gisant sur son lit, les yeux mouillés de larmes à la pensée d’Eléonore.

— Y a-t-il une raison pour que nous soyons à Londres ? lui demanda Robbie le soir même.

Thomas finit sa bière et fit signe à la servante d’en apporter une autre cruche.

— C’est sur la route du Dorset.

— C’est une raison qui en vaut une autre.

Londres ne se trouvait pas vraiment sur la route de Durham à Dorchester, mais les routes qui allaient vers la capitale étaient bien meilleures que celles qui traversaient le pays, et il était plus rapide de passer par la grand-ville.

Au bout de trois jours, ils se remirent en selle et se dirigèrent vers l’ouest. Ils contournèrent Westminster et Thomas, l’espace d’un instant, songea à aller visiter John Pryke, le chapelain royal qui avait été désigné pour l’accompagner et était tombé malade et qui soit vivait, soit était mort, à l’hôpital de l’abbaye. Mais, n’ayant pas le cœur de parler du Graal, il y renonça.

L’atmosphère devint plus claire à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la campagne. Les routes n’étaient pas très sûres, mais la figure de Thomas était si sombre que les autres voyageurs voyaient en lui un péril plutôt qu’une proie. Il était vêtu de noir comme à l’accoutumée, ses joues n’étaient pas rasées et la détresse qui l’habitait avait creusé de profondes rides sur son fin visage. Avec la masse de cheveux ébouriffés de Robbie, ils ressemblaient tous deux aux vagabonds qui hantaient ces routes, n’eût été leur armement propre à décourager les détrousseurs les plus hardis. Thomas portait son épée, son arc et son sac de flèches, tandis que Robbie arborait l’épée de son oncle à la poignée sanctifiée par la mèche de cheveux de saint André. Sir William, réfléchissant au fait que cette épée ne lui serait que de peu d’utilité durant les prochaines années, laps de temps nécessaire à sa famille pour réunir son énorme rançon, l’avait prêtée à son neveu en l’encourageant à s’en servir à bon escient.

— Tu crois que Taillebourg sera dans le Dorset ? demanda le jeune Écossais tandis qu’ils chevauchaient sous une pluie cinglante.

— J’en doute.

— Alors pourquoi y allons-nous ?

— Parce qu’il y viendra peut-être plus tard, répondit Thomas, avec son maudit valet.

Il ne savait rien du valet, en dehors de ce que lui avait dit Robbie, c’est-à-dire que c’était un homme dur, élégant, un ténébreux à l’aspect mystérieux, mais Robbie n’avait jamais entendu son nom. Thomas, qui se refusait à croire qu’un prêtre avait pu tuer Eléonore, s’était persuadé que le meurtrier était le valet. Il allait faire périr cet homme en lui faisant endurer les mille tourments de l’enfer !

L’après-midi était déjà bien avancé lorsqu’ils franchirent la voûte de la porte est de Dorchester. Un garde, alarmé par leurs armes, leur barra le chemin, mais recula en entendant Thomas répondre en français. Croyant avoir affaire à un aristocrate, l’homme livra humblement le passage aux deux cavaliers et les suivit des yeux tandis qu’ils remontaient East Street, en passant devant l’église de Tous-les-Saints et la geôle du comté.

Les maisons devinrent de plus en plus opulentes à mesure qu’ils s’approchaient du centre de la ville et les demeures des marchands de laine, près de l’église Saint-Pierre, eussent été parfaitement à leur place à Londres. On sentait monter les effluves nauséabonds des maisons où les bouchers exerçaient leur sanglant métier. À Cornhill, ils passèrent devant celle de l’étameur bègue aux yeux globuleux, puis devant celle du forgeron auquel le jeune archer avait acheté autrefois quelques pointes de flèches. Il connaissait la plupart de ces bonnes gens. L’Homme-Chien, un mendiant cul-de-jatte qui avait gagné ce surnom en lapant l’eau de la rivière Cerne comme un chien, se traînait le long de South Street sur les blocs de bois attachés à ses mains. Dick Adyn, le frère du geôlier de la ville, qui remontait la rue pentue avec trois moutons, s’arrêta pour lancer une amicale insulte à Willie Palmer, en train de fermer son échoppe de bas et de chausses. Un jeune prêtre se hâtait dans une ruelle, un livre serré sur la poitrine, en détournant chastement les yeux d’une femme accroupie dans le caniveau. Un souffle de vent apporta avec lui des volutes de fumée de bois. Dorcas Galton, ses cheveux bruns remontés en chignon, secoua un tapis par une fenêtre, à l’étage de sa maison, et rit à gorge déployée à une remarque de Dick Adyn. Ils parlaient avec l’accent du cru, doux, prononcé et bourdonnant comme celui de Thomas.

Le jeune archer s’apprêta à brider son cheval pour échanger quelques mots avec ses anciens voisins, mais Dick Adyn détourna prestement le regard et Dorcas ferma sa fenêtre à grand bruit. Robbie était imposant, mais l’aspect décharné et sombre de Thomas était encore plus effrayant, et nul ne reconnut le fils bâtard du dernier curé de Hookton. Car la guerre l’avait changé. Elle lui avait donné une dureté qui repoussait les étrangers. Il avait quitté le Dorset jeune garçon et revenait comme l’un des tueurs très prisés d’Edouard d’Angleterre.

Lorsqu’ils quittèrent la ville par la porte sud, un constable cria, enhardi par la protection que lui conféraient sa cotte de mailles municipale et son antique lance.

— Bon débarras et qu’on ne vous revoie plus ! Estimez-vous heureux de ne pas vous retrouver au cachot !

Thomas arrêta son cheval, se retourna sur sa selle et se contenta de regarder fixement l’homme qui, soudain, trouva une bonne raison pour s’engouffrer dans la ruelle qui jouxtait la porte. Le jeune archer cracha et se remit en route.

— C’est chez toi, ici ? ironisa Robbie, caustique.

— Pas en ce moment, répondit Thomas.

Pour quelque curieuse raison, La Roche-Derrien surgit dans son esprit et il revit Jeannette Chénier dans sa grande maison près de la rivière Jaudy. Une fois de plus, au souvenir de ces amours anciennes, il se sentit coupable envers Eléonore.

— Où se trouve ta ville natale ? demanda-t-il à Robbie, pour chasser les souvenirs.

— J’ai grandi près de Langholm.

— Où est-ce ?

— Sur la rivière Esk, expliqua l’Écossais, pas loin de la frontière du nord. C’est un pays dur, pour ça oui. Pas comme ici.

— C’est un joli pays, ici, approuva Thomas d’un ton doux.

Il leva les yeux vers les hauts murs verts de Maiden Casde, où venait jouer le diable la veille de la Toussaint, où criaient les corneilles de leur voix éraillée. Les mûres étaient à point dans les haies et les renards furetaient au bord des champs en cette heure où les ombres s’allongeaient. Encore une ou deux lieues, et les ombres du soir s’épaissiraient pour se transformer en nuit. À présent, il sentait l’odeur de la mer, et il crut l’entendre lécher les galets des plages du Dorset. C’était l’heure des esprits, l’heure où les âmes des morts venaient danser comme des feux follets à la frange de la vision des hommes, et où les gens se hâtaient de rentrer au coin du feu, sous leur toit de chaume, et de se claquemurer derrière leurs portes. Au loin, un chien hurla dans un village.

Thomas avait songé chevaucher jusqu’à Down Mapperley où sir Giles Marriott, le seigneur de Hookton, entre autres villages, avait sa résidence, mais il se faisait tard et il n’était pas sage d’arriver après la nuit. De plus, il avait envie de voir Hookton avant de rencontrer sir Giles. Aussi tourna-t-il bride.

Il dirigea son cheval fatigué vers la mer et amena Robbie jusqu’au pied de la masse indistincte et sombre de la colline de la Lipp.

— C’est sur cette colline que j’ai tué mon premier homme, apprit-il à Robbie avec un soupçon de vantardise.

— Avec ton arc ?

— Oui. Quatre hommes, avec quatre flèches.

Ce n’était pas tout à fait vrai, car il lui avait fallu tirer au moins sept ou huit flèches, peut-être même plus, mais il n’empêchait qu’il avait mis hors d’état de nuire quatre des pillards qui avaient traversé la Manche pour s’attaquer à Hookton.

Et ce soir, tandis que le crépuscule assombrissait la vallée, il retournait vers le lieu où son père vécut, prêcha et trépassa. Au loin, il apercevait le va-et-vient des vagues qui venaient se briser sur la plage frangée d’écume blanche.

L’endroit était désert. Les pillards avaient anéanti le village. Les maisons avaient brûlé, le toit de l’église s’était effondré et les villageois étaient enterrés dans un cimetière étouffant sous les orties, les ronces et les chardons. Il y avait quatre ans et demi que les hommes de l’expédition conduite par son cousin, Guy Vexille, le comte d’Astarac, et par le père d’Eléonore, messire Guillaume d’Evecque, avaient mouillé à Hookton. Thomas avait tué quatre arquebusiers, et cela avait marqué le début de son existence d’archer. Il avait abandonné ses études à Oxford et n’était jamais retourné à Hookton depuis.

— Voilà mon village, dit-il.

— Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Les Français ! répliqua Thomas avec un geste vers les flots sombres de la mer. Ils sont arrivés de Normandie.

— Doux Jésus !

Robbie était surpris. Il savait que les régions frontalières de l’Angleterre et de l’Écosse étaient des endroits où l’on faisait brûler les bâtiments, volait le bétail, forçait les femmes et trucidait les hommes, mais jamais il n’eût pensé que cela pouvait se passer si bas au sud.

Se glissant à bas de son cheval, il s’avança jusqu’à un fouillis d’orties qui marquait l’emplacement d’un ancien cottage.

— Il y avait un village ici ?

— Oui, un village de pêcheurs, répondit Thomas.

Il entreprit de parcourir ce qui avait été autrefois la rue où l’on raccommodait les filets, où les femmes fumaient le poisson. La maison de son père n’était plus qu’un amas de bois calciné envahi de liserons. Les autres maisons avaient été pareillement réduites en cendres. Seule l’église, à l’ouest du ruisseau, était encore reconnaissable à ses murs sombres, ouverts sur le ciel.

Les deux jeunes gens attachèrent leurs chevaux à des noisetiers qui poussaient dans le cimetière, puis déposèrent leurs bagages dans l’église en ruine. Il était déjà trop tard pour commencer à chercher, mais Thomas ne songeait pas à dormir.

Il descendit sur la plage et se remémora ce matin de Pâques où les bateaux des Normands étaient venus accoster sur les galets aux premières lueurs de l’aube, lâchant leur cargaison d’hommes hurlants, armés d’épées et d’arbalètes, de haches et de brandons. Ils étaient venus pour trouver le Graal. Guy Vexille, qui le croyait en possession de son oncle, avait livré le village de Hookton au glaive. Il l’avait incendié, détruit, et était reparti sans le Graal.

Le ruisseau chantait sa petite chanson en creusant son sillon tortueux dans la langue de galets du Hook, incurvée comme un crochet, avant d’aller se perdre dans l’immensité de la mer. Thomas s’assit sur le Hook, emmitouflé dans sa nouvelle cape, son grand arc noir posé à côté de lui. John Pryke, le chapelain, avait parlé du Graal dans les même termes empreints de crainte respectueuse que le père Hobbe lorsqu’il y faisait allusion. Le Graal, selon le père Pryke, n’était pas simplement la coupe dans laquelle le Christ avait bu le vin lors de la dernière Cène, mais la coupe qui avait recueilli le sang qui gouttait de la croix du Christ mourant.

« Longin, avait dit le chapelain d’une voix chargée d’émotion, était le centurion qui était posté sous la croix. Lorsque la lance a percé le flanc du Seigneur en lui portant le coup fatal, il a soulevé la coupe pour recueillir le sang ! »

Mais Thomas se demandait par quel truchement la coupe était passée de la pièce où le Christ avait pris son dernier repas aux mains d’un centurion romain. Et, plus étrange encore, comment avait-elle été remise à Ralph Vexille ?

Il ferma les yeux, honteux de son doute. Le père Hobbe avait coutume de l’appeler Thomas l’Incrédule.

« Il ne faut pas chercher les explications, lui répétait sans cesse le bon père, parce que le Graal est un prodige. Il transcende les explications.

— C’est une coupe magique », avait ajouté Eléonore, ajoutant par là son reproche implicite à celui du père Hobbe.

Thomas avait donc envie de croire que c’était une coupe magique. Il avait envie de croire que le Graal existait au-delà de la vue humaine, derrière un voile d’incrédulité, comme une chose à demi-visible, miroitante, merveilleuse, en suspens dans la lumière et rougeoyante comme du feu. Il avait envie de croire qu’un jour, il prendrait de la substance et que, de cette coupe qui avait contenu le vin et le sang du Christ, couleraient la paix et la guérison. Cependant, si Dieu voulait que le monde fut en paix et s’il voulait que la maladie fut vaincue, pourquoi cachait-Il le Graal ?

La réponse du père Hobbe avait été d’affirmer que l’humanité n’était pas digne de détenir la coupe. Thomas se demandait si c’était vrai. Existait-il un être qui en fut digne ? Peut-être, songeait-il, que si le Graal possédait une magie quelconque, c’était celle d’amplifier les fautes et les vertus de ceux qui étaient à sa quête. La sainteté du père Hobbe s’était accrue dans sa quête, et la malfaisance de l’étrange prêtre et de son sombre valet aussi. Pareil à ces lentilles de cristal qu’utilisaient les joailliers pour grossir leur travail, le Graal était un cristal qui grossissait les traits de caractère.

Et que révélait-il de son caractère à lui ? Thomas se souvint de son malaise à la pensée d’épouser Eléonore, et soudain, se mit à pleurer. Il pleura à gros sanglots, comme il n’avait jamais pleuré depuis l’assassinat de sa bien-aimée, en se tordant de douleur, submergé par un chagrin profond comme la mer qui s’abattait sur les galets, augmenté encore par la certitude d’être un pécheur non absous, à l’âme promise à la damnation éternelle.

Sa compagne n’était plus là, il se détestait, il était vide, seul et condamné. Dans le village sans vie de son père, il pleura toutes les larmes de son corps.

 

Plus tard, il se mit à pleuvoir, une pluie régulière qui s’infiltrait dans la cape neuve de Thomas et glaçait les deux jeunes gens jusqu’aux os. Ils avaient allumé un feu qui brûlait faiblement dans la vieille église, vacillant et sifflant sous la pluie en leur donnant une illusion de chaleur.

— Y a-t-il des loups par ici ? s’enquit Robbie.

— On le dit, mais je n’en ai jamais vu, répondit Thomas.

— Nous, nous avons des loups à Ekdale, et la nuit, on voit briller leurs yeux. Rouges. Comme du feu.

— Nous, nous avons des monstres dans la mer, affirma Thomas, qui ne voulait pas être en reste. Leurs corps se déposent parfois sur le rivage, et on retrouve leurs os dans les falaises. Parfois, même par temps calme, il y a des hommes qui ne rentrent pas de la pêche, et on sait que ce sont les monstres qui les ont pris.

Il frissonna et fit le signe de la croix.

— Quand mon grand-père est mort, reprit Robbie, les loups ont encerclé la maison en hurlant.

— C’est une grande maison ?

Robbie parut surpris de la question. Il y réfléchit pendant quelques instants, puis hocha la tête.

— Oui-da, dit-il. Mon père est un laird.

— Un lord ?

— Oui, c’est comme un lord.

— Il n’était pas à la bataille ?

— Il a perdu une jambe et un bras à Berwick. Donc, nous, les garçons, nous devons nous battre pour lui.

Il dit qu’il était le plus jeune des quatre fils.

— Trois maintenant, dit-il en se signant, car il pensait à Jamie.

Ils dormirent d’un œil, en se réveillant régulièrement, pris de frissons. À l’aube, Thomas retourna au Hook pour aller voir se lever le jour nouveau qui s’étirait, tout gris, en suivant la ligne du rivage. La pluie avait cessé, mais un vent froid déchiquetait la crête des vagues. Le gris se transforma en blanc sale, puis se fit argent. Les mouettes criaient au-dessus de la plage de galets. Au sommet de la langue du Hook, il tomba sur quatre piques à moitié pourries. Elles n’y étaient pas lorsqu’il était parti. Sous l’une d’entre elles, à demi enfoui sous les pierres, il trouva un morceau de crâne jauni, dont il supposa que c’était celui de l’un des arbalétriers qu’il avait tués avec son grand arc noir le fameux jour de Pâques. Quatre piques, quatre morts. Sans doute les quatre têtes avaient-elles été placées là, tournées vers la mer, jusqu’à ce que les mouettes leur arrachent les yeux et dévorent leur chair jusqu’aux os.

Il scruta les vestiges du village en ruine, mais n’aperçut âme qui vive. Robbie était toujours à l’intérieur de l’église dont montait un mince filet de fumée, mais, en dehors de lui, Thomas était seul avec les mouettes. Il n’y avait ni mouton, ni bétail ni chèvre sur la colline de la Lipp.

Il reprit le chemin du retour en faisant crisser les galets sous ses pas, puis s’aperçut qu’il tenait toujours le morceau de crâne et le jeta dans le ruisseau où l’on traînait autrefois les barques de pêche pour les débarrasser des rats. Puis, sentant la faim le tenailler, il alla prendre un morceau de fromage et de pain noir dans la sacoche qu’il avait posée sous le porche de l’église. Les murs de l’édifice, à présent qu’il les voyait distinctement à la lumière du jour, lui parurent moins hauts que dans son souvenir, sans doute parce que les gens du cru étaient venus avec des charrettes pour prendre les pierres et s’en servir pour construire des granges, des porcheries ou surélever des murs. À l’intérieur du saint lieu, on ne trouvait plus qu’un enchevêtrement d’orties, de ronces et quelques longueurs de bois noueux caché par les herbes folles.

— C’est ici que j’ai failli être tué, révéla-t-il à Robbie en lui racontant comment, entendant les envahisseurs défoncer la porte à coups de hache, il avait tapé sur les panneaux du vitrail pour les faire tomber et avait sauté dans le cimetière. Son pied avait écrasé le calice en argent quand il avait grimpé sur l’autel.

Ce calice en argent était-il le Graal ? Il éclata de rire à cette idée. Ce calice était une coupe sur laquelle étaient gravées les armes des Vexille, et ces armes qu’il avait découpées décoraient à présent son arc. C’était tout ce qui restait de la vieille coupe, mais il ne s’agissait pas du Graal. Le Graal était bien plus ancien, bien plus mystérieux et bien plus effrayant.

L’autel avait disparu, mais il restait une jatte en argile au milieu des orties à l’endroit où il s’élevait. Thomas donna des coups de pieds dans les mauvaises herbes pour les aplanir et ramassa la jatte. Il se souvint que son père la remplissait d’hosties avant la messe et la recouvrait d’un linge de lin, puis se hâtait jusqu’à l’église et se mettait en colère lorsqu’il arrivait qu’un villageois n’ôtât pas sa coiffe ni s’inclinât devant le repas sacré. Thomas avait renversé la jatte en grimpant sur l’autel pour échapper aux Français, et elle était toujours là. Il sourit, plein de remords, songea un instant à la prendre, puis la rejeta dans les orties. Les archers se devaient de voyager léger.

— Il y a quelqu’un qui arrive ! l’avertit Robbie en courant attraper l’épée de son oncle.

Thomas ramassa son arc et sortit une flèche de son sac. Au même moment, il entendit un martèlement de sabots sur le sol et des aboiements. Il courut aux vestiges de la porte et aperçut une douzaine de grands chiens de chasse qui traversaient le ruisseau en projetant des gerbes d’eau autour d’eux, langue pendante. Il n’eut pas le temps de s’échapper, seulement celui de s’aplatir contre le mur en voyant la meute fondre sur lui.

— Argos ! Maera ! Ici ! Tout de suite ! Dieu tout-puissant ! En voilà des manières ! glapit le cavalier, qui souligna ses paroles par des claquements de fouet au-dessus de la tête de ses chiens.

Ce fut peine perdue, car les animaux firent cercle autour de Thomas en bondissant à qui mieux mieux. Puis, loin de se montrer menaçants, ils entreprirent de lui lécher le visage en remuant la queue.

— Orthos ! appela le chasseur d’une voix brève. Puis il examina attentivement Thomas. S’il ne le reconnaissait pas, les chiens, eux, ne s’y trompaient pas. Il s’arrêta.

— Jake ! cria Thomas.

— Doux Jésus ! souffla l’interpellé. Doux Jésus ! Vois donc ce que la marée nous a apporté ! Orthos ! Argos ! Laissez-le, allez, reculez, bâtards !

Le fouet claqua fort, et les chiens, toujours aussi excités, reculèrent. Jake secoua la tête.

— C’est bien Thomas, n’est-ce pas ?

— Comment allez-vous, Jake ?

— Je vieillis ! répondit Jake Churchill d’un ton bourru. Puis il descendit de cheval, bouscula les chiens et serra le jeune archer dans ses bras.

— C’est ton satané père qui a appelé mes chiens ainsi, se souvint-il. Par plaisanterie. C’est bon de te revoir, mon garçon.

Jake avait une barbe grise ; son visage, auquel le temps avait donné une couleur de noix, était marqué par les cicatrices de multiples griffures d’épines. C’était le maître veneur de sir Giles Marriott, et c’était lui qui avait appris à Thomas à tirer à l’arc, à traquer le cerf, à se dissimuler dans le paysage en gardant le silence.

— Par Dieu tout-puissant, mon garçon, que tu as poussé ! s’exclama-t-il. Que tu es grand !

— C’est ce que font les garçons, ils grandissent, Jake, répondit Thomas.

Puis, désignant Robbie du geste :

— C’est un ami.

Jake salua l’Écossais d’un hochement de tête, puis chassa deux chiens qui s’étaient approchés de Thomas. Les animaux, dotés de noms tirés des mythologies grecque et latine, gémissaient d’excitation.

— Et que diable faites-vous par ici ? Vous auriez dû venir tout droit au manoir, comme de bons chrétiens ! reprit Jake.

— Il était déjà tard, expliqua Thomas, et j’ai voulu revoir ces lieux.

— Il n’y a rien à voir ici, répliqua Jake avec mépris, mis à part les lièvres.

— Vous chassez les lièvres, maintenant ?

— Je n’emmène pas une meute de vingt chiens pour courir après des lièvres, mon garçon. Non, le garçon de Lally Gooden vous a vus tous deux en train de traîner par ici la nuit dernière et donc sir Giles m’a envoyé voir ce qui se mijotait. Nous avons eu une paire de vagabonds qui ont essayé de s’installer par ici au printemps, et il a fallu les chasser. Et la semaine dernière il y a eu une paire d’étrangers qui sont venus rôder.

— Des étrangers ? répéta Thomas, sachant pertinemment que ces prétendus étrangers pouvaient fort bien être issus simplement de la paroisse voisine.

— Un prêtre et son valet, précisa Jake, et s’il n’avait pas été prêtre, j’aurais lâché les chiens sur lui. Je n’aime pas les étrangers, ils n’ont rien à faire par ici. Vos chevaux à vous autres ont l’air d’avoir faim. Vous autres aussi. Vous voulez manger ? Ou vous préférez rester ici à me gâter ces diables de chiens à force de flatteries ?

Ils retournèrent à Down Mapperley en suivant les chiens à travers le petit village. Thomas se souvenait d’une bourgade deux fois plus grande que Hookton. Enfant, c’était pour lui quasi une ville, mais à présent, elle était rendue à ses véritables proportions. Elle était très petite. Petite et basse, car, juché sur son cheval, il dépassait en hauteur les chaumières qu’il voyait autrefois comme des palais. Les tas de fumier qui jouxtaient toutes les maisons atteignaient la hauteur du chaume. Le manoir de sir Giles Marriott, situé juste après le village, était couvert de chaume lui aussi, et son toit moussu descendait presque jusqu’au sol.

— Il sera content de te voir, affirma Jake.

En effet, sir Giles fut content. C’était un vieil homme, à présent, et il était veuf. S’il se méfiait autrefois de la fougue de Thomas, il accueillait aujourd’hui le jeune archer comme un fils prodigue.

— Tu es maigre, mon garçon, bien trop maigre. Être maigre, ce n’est pas bon pour un homme. Vous allez vous garnir la panse, tous les deux. De la purée de pois cassé et de la petite bière, voilà ce que nous avons. Il y avait du pain hier, mais il n’y en a pas aujourd’hui. Quand allons-nous faire cuire du pain, Gooden ?

Le valet ainsi interrogé répondit d’un ton de reproche :

— C’est mercredi aujourd’hui, Messire.

— Donc, demain. Du pain demain, pas de pain aujourd’hui. Le pain cuit le mercredi porte malheur. Ça vous empoisonne, le pain du mercredi. J’ai dû manger celui de lundi, sans doute. Tu dis que tu es écossais ?

Cette question était adressée à Robbie.

— Oui, Messire.

— Je croyais que tous les Écossais étaient barbus. Il y avait un Écossais à Dorchester, pas vrai, Gooden ? Tu te rappelles ? Il avait une barbe. Il jouait de la guiterne et dansait fort bien. Tu t’en souviens assurément.

— Oui, mais il venait des îles Scilly, dit le valet.

— C’est ce que j’ai dit. Mais il avait une barbe, n’est-ce pas ?

— Certes, messire Giles, une grosse barbe.

— Ainsi, te voilà.

Sir Giles enfourna une cuillerée de purée de pois cassés dans une bouche où ne subsistaient que deux dents. Il était gras, son chef était blanchi et sa face rougeaude, et il avait au moins cinquante ans.

— Je ne peux plus monter à cheval maintenant, avoua-t-il. Je ne suis plus bon à rien d’autre qu’à rester assis sur mon séant à regarder le temps qu’il fait. Jake t’a-t-il dit qu’il y a eu des étrangers à rôder par ici ?

— Oui, Messire.

— Un prêtre ! Vêtu de blanc et noir comme une pie. Il voulait causer de ton père et j’ai dit qu’il n’y pas de quoi causer. Le père Ralph est mort, j’ai dit, et que Dieu accorde le repos à sa pauvre âme.

— Le prêtre a-t-il parlé de moi, Messire ? s’enquit Thomas.

La bouche de sir Giles se fendit en un sourire édenté.

— J’ai dit que la dernière fois que je t’avais vu, c’était il y a des années, et que j’espère ne jamais te revoir. Son valet m’a alors demandé où il pourrait te chercher et moi, je lui ai dit de ne pas parler aux gens de classe supérieure sans y avoir été invité. Ça ne lui a pas plu ! gloussa le vieillard. Ensuite, la pie a posé des questions sur ton père et j’ai répondu que je le connaissais à peine. C’était un mensonge, assurément, mais il m’a cru et il a déguerpi. Ajoute donc des bûches à ce feu, Gooden. On périrait de froid en sa propre demeure si on se fiait à toi.

— Donc, le prêtre est parti, Messire ? demanda Robbie, qui doutait que Taillebourg eût abandonné la partie sur une simple fin de non-recevoir.

— Il a eu peur des chiens, expliqua sir Giles, toujours riant. J’avais quelques chiens auprès de moi et s’il n’avait pas été costumé en pie je les aurais lâchés, mais cela ne se fait point de tuer des prêtres. On risque bien des tracas. Le diable se met de la partie et vient vous chercher noise. Mais il ne me plaisait point et je lui ai dit que je ne savais pas combien de temps je pourrais retenir les chiens. Il y a du jambon à la cuisine. Tu veux un peu de jambon, Thomas ?

— Non, Messire.

— Je déteste l’hiver.

Sir Giles tourna les yeux vers le feu dont les flammes s’élevaient haut dans le vaste foyer. Des poutres noircies par la fumée soutenaient la profusion de chaume. À une extrémité de la salle, une grille de bois sculpté dissimulait les cuisines, tandis que les pièces privées étaient à l’autre bout. Mais depuis la mort de son épouse, sir Giles n’utilisait plus les chambres. Il se tenait, mangeait et dormait à côté du feu.

— Je pense que c’est mon dernier hiver, Thomas, annonça-t-il.

— J’espère que non, Messire.

— Le diable sait que moi aussi, mais je ne passerai pas l’hiver. L’hiver, quand viendront la neige et la glace, et qu’aucun feu ne sera assez grand pour réchauffer les os d’un bon chrétien. Le froid vous mord jusqu’à la moelle, et moi, je n’aime pas ça. Ton père non plus n’aimait pas ça. (Sir Giles dévisagea Thomas.) Ton père avait coutume de dire qu’un jour tu partirais. Mais pas à Oxford. Il savait que ça ne te plaisait pas. « Autant mettre un destrier entre des brancards », disait-il. Il savait que tu t’enfuirais pour devenir soldat. Il disait que tu avais en toi un sang trop bouillonnant. (Sir Giles sourit à ce souvenir.) Mais il disait aussi que tu reviendrais un jour. Il disait que tu reviendrais lui montrer le gars bien que tu étais devenu.

Thomas cligna des yeux pour retenir ses larmes. Son père avait-il réellement dit pareille chose ?

— Cette fois-ci, je suis revenu pour vous poser une question, Messire, dit-il. La question que le prêtre français voulait vous poser, je crois.

— Des questions ! grommela le vieil homme. Je n’ai jamais aimé les questions. Parce qu’il faut y répondre, tu comprends ? Mais si, tu veux du jambon ! Comment non ? Gooden ! Demande à ta fille de préparer ce jambon !

Sir Giles se hissa sur ses jambes et traversa la pièce en traînant les pieds, se dirigeant vers un grand coffre de chêne noir au bois ciré. Il souleva le couvercle et, grognant sous l’effort, se mit à farfouiller parmi les vêtements et les bottes jetés pêle-mêle à l’intérieur.

— Moi, je trouve que j’ai mon compte de questions, Thomas, poursuivit-il. Je rends la justice dans la cour du manoir toutes les deux semaines et je sais s’ils sont coupables ou innocents au moment même où on me les amène ! Mais il nous faut faire semblant que non, n’est-ce pas ? Eh bien, où est-il ? Ah !

Il avait trouvé ce qu’il cherchait et posa l’objet sur la table.

— Tiens, Thomas, va au diable avec ta question et voici ta réponse, dit-il en poussant un paquet à travers la table.

C’était un petit objet enveloppé dans un vieux sac de toile. Thomas, absurdement, eut la prémonition qu’il s’agissait du Graal. Mais il fut déçu lorsqu’il découvrit que le sac contenait un livre. La couverture était constituée par un rabat de cuir souple quatre ou cinq fois plus grand que les pages, utilisé pour envelopper le volume. Celui-ci, lorsque le jeune homme l’ouvrit, se révéla être un manuscrit écrit de la main de son père.

En feuilletant rapidement les pages, Thomas découvrit des notes écrites en latin, en grec et dans une étrange écriture dont il pensa que ce devait être de l’hébreu. Il revint à la première page où ne figuraient que trois mots : Calix meus inebrians. En les lisant, il sentit son sang se figer.

— As-tu ta réponse ? s’enquit sir Giles.

— Oui, Messire.

Le vieil homme se pencha sur la première page.

— C’est du latin, n’est-ce pas ?

— Oui, Messire.

— C’est ce que je pensais. J’ai regardé, assurément, mais ça n’avait ni queue ni tête pour moi, et je n’avais nulle envie de demander à sir John – sir John était le curé de Saint-Pierre à Dorchester – ou à cet homme de loi, comment s’appelle-t-il déjà ? Celui qui bave quand il s’enflamme. Il parle latin, ou il dit que c’est du latin. Que signifient ces mots ?

— « Ma coupe me rend ivre », répondit Thomas.

— « Ma coupe me rend ivre » ! répéta sir Giles, qui trouva la phrase amusante à l’extrême. Ah, l’esprit de ton père battait réellement la campagne ! C’était un brave homme, un brave homme, mais bonté divine ! « Ma coupe me rend ivre » !

— C’est tiré d’un psaume, expliqua Thomas en tournant la page.

La deuxième page était écrite dans la langue qu’il pensait être de l’hébreu. Pourtant, elle comportait une étrange particularité. Un symbole récurrent ressemblait à un œil humain, chose qu’il n’avait jamais vue dans un texte écrit en hébreu, même s’il fallait reconnaître qu’il n’avait pas vu souvent de textes en hébreu.

— C’est tiré d’un psaume, Messire, reprit-il, celui qui commence en disant que le Seigneur est notre berger.

— Ce n’est pas mon berger à moi, grommela le vieil homme. Du diable si je suis un mouton !

— Moi non plus, Messire, je ne suis pas un mouton ! renchérit Robbie.

— Je me suis laissé dire que le roi d’Écosse a été fait prisonnier, dit sir Giles, se tournant vers lui.

— Ah oui, Messire ? demanda Robbie d’un air innocent.

— Ce sont des balivernes, assurément, décréta le vieil homme, avant de se lancer dans un long récit relatant sa rencontre avec un Écossais barbu à Londres.

Thomas n’y prêta pas attention, préférant feuilleter le livre de son père. Il ressentait une sorte d’étrange déception, car l’existence de ce livre tendait à prouver que la quête du Graal se justifiait. Il avait envie que quelqu’un lui dise que tout cela n’était que sottises, qu’on le délivre de ses chaînes, mais son père avait pris l’affaire suffisamment au sérieux pour écrire cet ouvrage. Cependant, il ne fallait pas oublier que son père était fou…

Mary, la fille de Gooden, apporta le jambon. Thomas la connaissait depuis leur enfance, à l’époque où ils jouaient ensemble dans les flaques d’eau. Il la salua d’un sourire. Puis il remarqua que Robbie la dévisageait comme s’il avait devant lui une apparition descendue tout droit des cieux. Avec ses longs cheveux noirs et sa bouche charnue, elle ne manquait sûrement pas de prétendants, et Robbie devrait compter avec plus d’un rival à Down Mapperley.

Thomas attendit qu’elle eût quitté la pièce pour demander à sir Giles en désignant le livre :

— Mon père vous a-t-il jamais parlé de ceci, Messire ?

— Il parlait de tout, répondit son hôte. Il parlait comme une femme, vraiment. Jamais il ne s’arrêtait ! J’étais l’ami de ton père, Thomas, mais je n’ai jamais été favorable à la religion. Quand il en parlait trop, j’étais pris de sommeil. Il aimait parler de religion.

Sir Giles s’interrompit pour se couper une tranche de jambon, puis ajouta :

— Mais ton père était fou.

— Vous pensez que ceci, c’est de la folie, Messire ? demanda Thomas en montrant de nouveau le livre.

— Ton père était fou de Dieu, mais il n’avait pas perdu la tête. Jamais je n’ai connu homme plus sensé, et cela me manque. Ses conseils me manquent.

— Cette fille travaille ici ? demanda Robbie avec un geste vers la grille derrière laquelle Mary avait disparu.

— Oui, depuis toute sa vie, répondit sir Giles. Tu te souviens de Mary, Thomas ?

— Oui, j’ai essayé de la noyer quand nous étions enfants ! répondit ce dernier.

Mais, bien plus que par la fille, il était intéressé par l’ouvrage, qu’il feuilletait en déplorant intérieurement de ne pas avoir le temps d’extraire quelque signification que ce fut de ce mélange d’écrits disparates.

— Vous savez ce que c’est, Messire, n’est-ce pas ?

Sir Giles garda le silence, puis hocha la tête.

— Ce que je sais, Thomas, c’est que bien des hommes veulent avoir ce que ton père affirme avoir possédé.

— C’est donc ce qu’il affirmait ?

Un nouveau silence.

— Il y a fait allusion, finit par dire sir Giles, et je ne t’envie point.

— Moi ?

— Oui, parce qu’il m’a donné ce livre, Thomas, en me demandant, s’il devait lui arriver malheur, de le garder jusqu’à ce que tu sois assez âgé et assez mûr pour reprendre le flambeau. Voilà ce qu’il a dit.

Sir Giles, qui observait le jeune homme, le vit tressaillir.

— Mais si vous voulez rester ici pendant quelque temps, ton compagnon et toi, vous êtes les bienvenus. Jake Churchill a grand besoin d’aide. Il me dit qu’il n’a jamais vu autant de renardeaux et que si nous ne tuons pas quelques-uns de ces bâtards, il y aura un carnage parmi les agneaux l’an prochain.

Thomas regarda Robbie. Leur mission était de trouver Taillebourg et de venger la mort d’Eléonore, du père Hobbe et du frère de Robbie, mais il était improbable, selon lui, que le dominicain revienne en ce lieu. Robbie, de son côté, n’avait qu’un désir, celui de rester pour faire la conquête de Mary Gooden. Et Thomas était las.

De plus, il ne savait de quel côté se tourner pour trouver le prêtre. La perche qu’on lui tendait était la bienvenue. Il pourrait ainsi se reposer en restant quelque temps au manoir et saisir l’occasion d’étudier le livre. Il mettrait ainsi ses pas dans ceux de son père sur le long et tortueux chemin du Graal.

— Nous allons rester ici, Messire, dit-il. Pour quelque temps.

L'archer du Roi
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